Ces compétences que vous n’utilisez pas
Selon une étude de la DARES, 55 % des gens, toutes fonctions confondues, estiment que certaines de leurs compétences ne sont pas exploitées dans leur travail, et j’imagine qu’il ne s’agit pas de compétences culinaires pour un ingénieur ou de compétences en mécanique des fluides pour un cuisinier (quoique).
Ce chiffre renvoie à deux questions qui, si l’on s’y penche un instant, peuvent s’avérer fondamentales du point de vue de l’organisation :
– Quelle est la valeur de ces compétences inexploitées ?
– Pour quelles raisons ne sont-elles pas exploitées ?
Pourquoi ces compétences ne sont pas exploitées ?
Commençons par la seconde interrogation. D’où provient cet oubli ? Serait-ce que l’entreprise, et singulièrement les RH et le management, méconnaissent ses collaborateurs ? Serait-ce qu’elle ne se soucie pas d’eux comme elle devrait ? Selon une étude de Ben Wigert et Jim Harter de l’institut GallUp, à peine 20 % des employés affirment que leur performance est managée d’une façon qui les motive vraiment à donner le meilleur d’eux-mêmes.
Manager la performance, cela a longtemps signifié faire en sorte que les collaborateurs atteignent leurs objectifs. Les objectifs étant quantitatifs (SMART !), le management de la performance se focalise sur des données chiffrées accompagnées de quelques touches qualitatives. Son point d’orgue est l’entretien d’évaluation annuel, moment privilégié d’échange autour de montants, niveaux et pourcentages fixés un an plus tôt par le manager – dans la plus totale concertation avec son collaborateur, cela va sans dire. Je ne m’étendrai pas sur la piètre opinion que j’ai de l’entretien d’évaluation annuel mais il se révèle souvent un condensé de ce qu’il ne faut surtout pas faire en matière de management des compétences et de la performance (sans même aller jusqu’aux pratiques de forced ranking).
D’autres entreprises, plus subtiles et plus déterminées, examinent les pratiques des best performers et s’en servent comme « mode d’emploi » à l’attention de ceux qui ne réussissent pas aussi bien. Or, on sait depuis longtemps déjà qu’il ne suffit pas de conseiller des bonnes pratiques pour aider un collaborateur moins efficace : elles n’auront aucun effet ni sur son environnement (qui, peut-être, entrave ses initiatives) ni sur son sentiment d’efficacité personnelle, ce « système de croyances dans sa capacité à réussir dans certaines situations précises » (Apprendre par soi-même aujourd’hui (2016), M. Nagels et P. Carré coord.)
Enfin, la très vaste majorité des entreprises ne conçoivent pas l’homme comme une personne multidimensionnelle mais plutôt comme le rouage plus ou moins entraînant d’un système (quand ce n’est pas la cellule d’un tableur Excel). Et le système prime sur l’homme. Il semble par exemple impossible d’imaginer qu’un collaborateur en charge de la paie soit également responsable de la communication sur les réseaux sociaux (l’exemple est extrême mais vous comprenez l’idée). L’organisation est tellement segmentée, les départements tellement hermétiques, le fonctionnement tellement hiérarchique, les préjugés tellement installés et surtout la vocation tellement perdue de vue que la possibilité qu’une même personne dispose de compétences très diverses et les mettent à profit est inconcevable. Face à cette organisation traditionnelle, c’est la grande force de l’holacratie que de définir des « rôles » indépendamment de la personne et donc de permettre à celle-ci d’endosser des responsabilités multiples et variées.
Ce que l’entreprise perd à ne pas les exploiter
S’il ne s’agit pas de pousser tout le monde à exprimer toutes ses compétences au sein de l’entreprise, il s’agit bien en revanche de s’interroger sur ce que pourrait lui apporter une compétence inutilisée. Au moins trois avantages apparaissent alors.
Le gain le plus évident, on vient de l’esquisser, concerne l’intériorisation de la vocation de l’entreprise par le collaborateur. Si l’occasion lui est donnée d’exprimer des compétences diverses au travers de responsabilités elles aussi diverses quoiqu’intimement liées à la vocation de l’entreprise, ce n’est plus à une fonction, à une fiche de poste (1), à un titre qu’il va s’attacher mais bien à une vision et à des valeurs. À ce qu’il peut apporter, lui et personne d’autre, à l’organisation. Il n’y a pas que la diversité génétique, sociale ou culturelle qui engendre du nouveau, l’innovation naît aussi et surtout de la diversité cognitive.
Le deuxième bénéfice qu’elle pourrait en retirer, c’est un regain d’engagement. Si vous voulez progresser dans un sport, tous les coaches vous le diront : misez sur vos points forts. Il en est de même en entreprise. Brandon Rigoni et Jim Asplund expliquent dans un article paru en 2016 que, plus un adulte est convaincu qu’il fait usage de ses dons, plus il se sent galvanisé, reposé et heureux, plus il a l’impression d’apprendre et plus il s’estime considéré avec respect. Il se dit même que les gens qui mettent à profit leurs points forts au moins une fois par jour serait six fois plus motivés au travail.
Le troisième gain entrevu porte sur la fidélité des collaborateurs. Une étude de Glassdoor sur un panel de 5000 Américains en transition professionnelle a conclu que, si un collaborateur stagnait dans son poste, ses chances de démissionner augmentaient d’1 % tous les dix mois. Autrement dit, en donnant à un collaborateur la possibilité d’utiliser des compétences jusque-là inexploitées, l’entreprise lui permet de varier ses activités et accroît son attachement.
Comment y remédier ?
Combien parmi nous arrivent au travail avec un costume sur le dos ? Je ne parle pas d’un veston et d’une cravate, d’un tailleur et d’escarpins mais de ce rôle que l’on endosse « parce qu’il le faut » et dans lequel nous nous reconnaissons parfois si peu.
Permettre à chaque collaborateur d’exprimer toutes ses compétences, c’est aussi faire passer le message qu’il n’y a aucune raison pour que nous soyons différents au travail et chez nous. Seriez-vous prêts à changer de poste pour une entreprise dont vous ne partageriez pas les valeurs ? Là encore, le bon sens et l’étude de Glassdoor nous invitent à en douter (la culture d’entreprise étant, avec la rémunération, un des deux autres facteurs majeurs de démission). Pourquoi ce qui vaut pour les valeurs ne vaudrait pas pour le comportement ? Qu’a-t-on à gagner, à part de la frustration voire du malaise, à jouer un personnage au travail ?
Pour ne pas laisser des compétences inutilisées, les plus technophiles se tourneront vers des outils. StrengthScope et R2 Strength Profiler sont quelques-unes de ces applications qui peuvent alerter les RH sur la sous-exploitation du potentiel d’un collaborateur, comme l’explique Sue Langley.
Mais avant cela, il serait assurément plus fructueux de s’interroger sur la latitude laissée aux collaborateurs en matière d’autonomie, le rapport à l’erreur du management (on se souvient de cette injonction de Bill Gore : « Si vous n’avez pas fait la moindre erreur, c’est que vous n’avez pas pris assez de risque. »), le partage des responsabilités et la façon dont ces caractéristiques sont traduites en pratiques, processus et rituels quotidiens.
Enfin cette question des compétences inexploitées ne doit évidemment pas en masquer une autre, celle du manque de compétences. Pour la DARES, 36 % des gens estiment que certaines compétences leur font défaut pour réaliser au mieux leur travail et 30 % vont jusqu’à dire qu’ils n’ont pas la possibilité de les développer. Il n’est jamais trop tard pour revoir la façon dont on travaille…
(1) Ce qui tombe bien vu que, selon l’étude de GallUp précitée, seuls 41 % des employés peuvent affirmer que leur description de poste correspond effectivement à leur travail.
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2 thoughts on “Ces compétences que vous n’utilisez pas”
Exemple…
Une université signe un PPP qui se révèle léonin et entraîne un déficit structurel. Or, un de ses labos de recherche regroupe plusieurs experts des PPP, reconnus internationalement. Ceux-ci n’avaient bien évidemment pas été consultés.
Savoir repérer les compétences que ses collaborateurs possèdent est bien une affaire de management et de de culture d’organisation mais nécessite également l’acceptation d’une répartition de l’exercice du pouvoir qui s’affranchisse des organigrammes.
Les organigrammes ont en effet la mauvaise habitude d’enfermer les gens dans des cases, de freiner les initiatives transversales et de réduire leur champ de vision… D’ailleurs, les organisations qui s’en passent ne s’en portent pas plus mal.